Homo Nimbus

Le 10/06/2021


L'homme nuage

Sommes-nous vraiment présents quelque part ?

Au restaurant, à table, quand tout le monde a les yeux rivés sur son smartphone, dans l’attente fébrile de recevoir un hypothétique like, re-twitte ou autre email, sms… une quelconque alerte qui viendrait étancher notre soif de recevoir un stimulus, accro que nous sommes aux stimulations.

Pourquoi avons-nous du mal à poser des limites ?

Nous savons qu'au début de notre vie, pour apprendre le monde, il nous a fallu l'imiter, le limiter…lui donner des limites.
Pour supporter la frustration, le nourrisson imite le comportement maternel en se berçant lui-même de mouvements légers, de jeux de mains, qui reproduisent les allées et venues du visage de la mère, ou de lallation qui imite sa voix, comme une petite musique.


C’est le fameux are areuu, guili guili, à vous d’en trouver de nouveaux !

Plus tard, nous serions capables d’intérioriser ce processus et de nous consoler seuls, de nous auto apaiser.

Cette forme d’hyper connexion serait-elle une forme d’hyperlien, de ré-assurance, de doudou digital ?


Début du futur roman en cours d'écriture :

HOMO NIMBUS : ÉVOLUTION OU MIGRATION  ?

La lumière bleutée de l'écran éclairait la pièce sombre, révélant les contours d'un visage concentré. Les doigts dansaient sur le clavier, envoyant des messages, partageant des informations, se connectant à des réseaux. L'homme moderne, l'Homo numericus, était né.

Mais était-ce vraiment une évolution ? L'évolution, telle que définie par Darwin, implique une transformation lente et progressive d'une espèce, s'étalant sur plusieurs générations, conduisant à des modifications génétiques, morphologiques et physiologiques. Mais ce que nous observons aujourd'hui avec l'Homo numericus ne correspond pas à cette définition. Ce n'est pas une transformation génétique, mais plutôt culturelle et technologique.

Les "digital natives", ces jeunes nés à l'ère du numérique, sont hyper-connectés, hyper-communicants. Ils sont constamment immergés dans un flux d'informations, d'échanges instantanés et pluridimensionnels. Pour eux, le monde numérique est leur terrain de jeu naturel. Mais peut-on vraiment parler d'évolution pour eux ?

Je préfère le terme de migration. Tout comme les populations ont migré d'un territoire à un autre au cours de l'histoire, nous assistons aujourd'hui à une migration des populations depuis le territoire de l'analogique vers le territoire du numérique. Les "migrants numériques", ceux nés dans les années 1960-70, ont connu le monde de l'analogique : le téléphone fixe, les disques vinyles, les cassettes audio, les chaînes hi-fi à lampes... Ils ont dû s'adapter au monde numérique, apprendre ses codes, ses langages.

Puis il y a les "analogistes", ceux nés avant les années 1960. Pour eux, le format papier était roi, et beaucoup résistent encore aujourd'hui aux technologies de l'information et de la communication. Mais certains d'entre eux évoluent, adoptant les pratiques des migrants numériques.

Le terme "Growing up online" est devenu courant. Autrefois, on parlait de grandir "à la campagne", aujourd'hui, c'est "grandir en ligne". Le monde numérique est devenu un territoire à part entière. Et tout comme le terme "migration" est utilisé en informatique pour désigner le transfert de données d'un environnement à un autre, je préfère l'idée de migration à celle d'évolution pour décrire ce phénomène.

L'adaptation aux nouvelles technologies est un défi pour beaucoup. Je me souviens encore de la difficulté à expliquer à mes parents comment brancher un magnétoscope ou programmer un enregistrement. Aujourd'hui, les technologies nous permettent de faire des pauses en temps réel, de regarder des émissions en différé, puis de reprendre le cours normal de la diffusion. Mais cette résistance au changement, ou cette adaptation, est souvent liée à l'âge ou à la culture.

En fin de compte, que nous parlions d'évolution ou de migration, une chose est claire : l'Homo numericus est là pour rester. Et avec lui, un nouveau chapitre de l'histoire humaine s'écrit.



« Homo Nimbus » : à quoi sommes-nous réellement connectés ?

Sommes-nous témoins d’une nouvelle forme de sociabilité, d’individuation  ?
Observe-t-on à travers l’hyper connexion aux réseaux sociaux, aux écrans en tout genre, un moyen de re créer du lien, de conquérir un nouveau territoire, d’explorer des contrées inconnues, créer une nouvelle forme de tribu ?

Les réseaux sociaux se transforment en une communauté inter planétaire, sans frontières, où le bien et le mal règnent, et s'entremêlent, pour le meilleur et pour le pire.



Les réseaux sociaux, c'est notre pharmakon

Quel est ce mot barbare ?

Vous allez tout comprendre, patience.

J'avoue c'est un peu long à lire mais le Dr Marc Valeur est passionnant.

Le 18 juillet 2014 j'ai eu la chance d'interviewver le Docteur Marc Valeur qui est  le pionnier dans la recherche relative aux addictions comportementales.
Mon questionnement autour d’une pathologie du lien (hyperlien) et de la dépendance (hyper-connexion) m’a renvoyé naturellement vers l’addiction.
Le Dr Marc Valleur etait en 2014 le Chef du service de toxicomanie du centre médical Marmottan à Paris.
Il est l'auteur de plus de 150 publications scientifiques et médicales.
​Il a écrit de nombreux ouvrages sur les différentes addictions, dont : « Les nouvelles formes d'addiction - l'amour, le sexe, les jeux vidéo » avec Jean Claude Matysiak aux éditions Poche, Octobre 2004.

J’avais besoin de prendre la température sur le sujet de la cyberdépendance et de l’hyper-connexion au sens pathologique.

En quoi l'hyperconexion se distingue-t-elle de l'engagement passionnel, de l'habitude invétérée ?

​Peut-on parler de fait social ou non, d’effet de masse ?

L'Hyper connexion est-elle : une pathologie du lien, un  fait social, un processus d’identification régressif, un espace transitionnel ?

Les Réseaux sociaux seraient-ils un produit de substitution aux relations réelles? 

​Car il semblerait que le lien distant soit connecté avec un ailleurs fantastique voire fantasmagorique.

« Contact sans intimité ni promiscuité, un lien à distance permanent mais, moins troublant, moins pesant parfois que la proximité physique. Les individus sont seuls mais reliés, partout où ils sont, isolement, se détachent de l’interaction familiale, scolaire ou professionnelle pour communiquer avec leurs amis et contacts, pour rester toujours entre eux où qu’ils soient, mais même réunis, ensemble, ils restent connectés avec un ailleurs qui paraît toujours plus intéressant qu’ici. L’écriture électronique induit ici une nouvelle forme de sociabilité, de présence à autrui toujours mêlée de distance, et de complicité continue mais médiée par des machines » Jean-Claude Monod

Voici quelques réponses extraites de l’entretien avec le Dr Marc Valleur, qui nous parlera du PHARMAKON.



Progresser et régresser

MV

Il serait trop facile de dire que la pratique des jeux vidéo, voire l’addiction aux jeux vidéo, sont de l’ordre de la régression, avec une connotation péjorative : Régresser n’a d’ailleurs parfois rien de pathologique, et le jeu, en soi, comporte souvent une dimension « régressive », voire infantile, et ceci même pour les jeux les plus sérieux lors de pratiques tout à fait normales.

Nous avons été amenés à nous intéresser aux problèmes liés aux usages d’Internet à partir du jeu, puisqu’après avoir ouvert la consultation aux joueurs d’argent, nous avons eu des demandes concernant les jeux en réseau. Ce sont le fameux « M.M.O.R.P.G » (massively mutiplayers online rôle playing games), avec par exemple Everquest dès la fin des années 90, puis D.A.O.C (Dark age of Camelot), avant W.O.W (World of warcraft), et aujourd’hui bien d’autres encore.

Par la suite sont apparues des demandes liées à ce que l’on pourrait appeler la sexualité assistée par ordinateur, aux sites pornographiques ou aux sites de rencontres qui sont source de pas mal de problèmes.


Nouvelle forme de socialisation

MV

Internet est à la fois un progrès technique qui ne fait que faciliter des pratiques préexistantes et une invention de formes de socialisations tout à fait nouvelles, comme ce que permettent les jeux en réseau, avec des apports considérables et positifs et en même temps certains risques, dont évidemment une possibilité de régression formidable ce qui est une des fonctions du jeu.

Les jeux peuvent être très complexes et captivants, mais aussi être utilisés pour faire le vide, pour ne pas réfléchir.

Certains adolescents vont dériver vers l’addiction, mais les raisons qui les font investir les jeux sont globalement les mêmes que pour tout le monde. La plupart sont aidés par des jeux, traversent sans problème des périodes où ils jouent énormément et trouvent ça tout à fait captivant.

Ce n’est pas parce que certains surinvestissent quelque chose qu’ils deviennent forcément addicts, ou que c’est mauvais.

Quant à l'addiction par rapport au moment où j'écrivais ce livre on était au tout début des consultations. On commençait à recevoir des gens qui voulaient notamment décrocher de DAOC(( *Dark Age of Camelot est un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur. Le jeu est placé dans un univers mediéval‐fantastique), et on ne pouvait pas savoir à l'époque si ça allait être quantitativement un phénomène important ou pas.

Depuis on peut constater deux choses : d'une part ça n'a pas été un raz‐de‐marée, il n'y a pas du tout eu d'augmentation importante des demandes on reçoit un tout petit contingent de joueurs de jeux en réseau qui viennent pour décrocher mais ce n'est pas plus d'une cinquantaine par an ce qui est très très faible.

D'autre part dans le même temps le jeu vidéo est devenu le loisir numéro un, l'industrie culturelle numéro un dans le monde, on a l'impression que l’addiction touche un petit nombre de personnes dans le cadre d'une pratique qui est devenue majoritaire dans la population, ça aide à relativiser ce volet pathologique si on peut dire pour pouvoir faire un jugement sur l'ensemble de la pratique.


CC

Ce que je trouve intéressant c'est que vous parliez dans votre ouvrage « Sexe passion et jeux vidéo » (Valleur & Matysiak, 2003) d'une pathologie du lien, ce qui est typiquement lié à l'addiction, (…) Dominique Wolton parle « d'aliénation du branchement » par ce que les gens en fait sont connectés en permanence.

 

La dépendance n’implique pas forcement une addiction

MV

Oui mais il faut être prudent quand on parle d'addiction et ne pas la confondre avec la dépendance, parce qu'on est tous dépendants maintenant de nos téléphones portables vous venez de le voir. (Les 2 téléphones de Marc Valleur sonnent régulièrement pendant l’entretien).

Aussi de façon générale d’Internet, des mails, de toutes ces choses‐là, on est branché en permanence sur des réseaux de communication. Un adolescent qui rentre chez lui est déjà en train de parler au téléphone, quand il rentre il allume son ordinateur, il écoute la télévision qui est déjà allumée parce que les parents sont en train de la regarder et il va passer une heure ou deux entre le téléphone les SMS l'écran d'ordinateur l'écran de la télévision la tablette, mais rien la dedans n’implique une addiction, c'est une nouvelle manière d'être en lien c'est une nouvelle manière de communiquer et c'est probablement une nouvelle manière de diriger son attention sur plusieurs choses à la fois.  Alors ça peut soulever des inquiétudes à pas mal de niveaux notamment autour de la sociabilité, de l'éducation de l'attention, tout ce qui a fait les travaux de Katherine Hayles  sur l'hyper attention contre la deep attention.

L'addiction a peu de choses à voir là‐ dedans. Elle reste un point d’interrogation très important parce que d'une manière générale l'addiction va être un peu la limite d'une idéologie libérale absolue ou ce serait à chacun de fixer ses propres limites en matière de consommation.

Ce serait à chacun de savoir s'arrêter à temps, les marchands n'y étant pour rien.

Internet, les réseaux sociaux, les jeux en réseaux, sont des supports de marketing, de publicité très importants et ça, ça justifie par contrecoup, qu'on donne une attention particulière au phénomène d'addiction en tant que signal d’alarme, quand on voit clairement par exemple que le jeu d'argent en ligne est beaucoup plus addictif que les mêmes jeux en dur.

Le fait d'être en ligne est un facteur d'additivité supplémentaire que les jeux d'argent en dur.


Pourquoi à votre avis ça rend plus addictif et pourquoi ça potentialise ?

L’hétéro contrôle

MV

Il y a plusieurs facteurs le premier c'est l'accessibilité qui est absolue.

Si vous allez dans un casino il faut prendre sa voiture, faire une trentaine de kilomètres, prendre une décision et être très actif et vous ne pouvez pas le faire n'importe quand. Il y a quand même des heures d'ouvertures, il y a quand même un couvre‐feu alors qu’internet ça peut être n'importe quand, tout le temps, sans horaire ni déplacement.

Il n’y a pas non plus beaucoup de contrôle, d’hétéro contrôles sociaux, personne qui va venir vous taper sur l'épaule en vous mettant en garde si vous exagérez au niveau du temps passé ou des sommes misées... Il y a le fait qu'on ne peut plus fumer en même temps que jouer dans les lieux publics, ce qui a été un grand coup d'arrêt à l'abus d'un certain nombre de gens. Les jeux en ligne ont par ailleurs sélectionné les joueurs les plus intensifs : pour jouer en ligne sur des sites légaux. Il faut envoyer une copie de ses papiers d'identité, ouvrir un compte joueur donc ça sélectionne les gens qui sont déjà des joueurs intensifs ce qui fait que dans les statistiques on a 10 fois plus de joueurs accros aux jeux d'argent en ligne que pour les jeux d'argent en dur.


CC

Et le fait justement que ce soit très accessible, par rapport au lien, le fait que les gens puissent être en lien, hyper connectés ?

 MV 

A ce niveau aussi, il peut y avoir des choses très intéressantes, et des sources d’inquiétude. Une scientifique américaine remarquait qu’elle préférait de beaucoup aller sur des forums sur internet plutôt que d'aller dans des bars pour essayer de rencontrer les gens, parce que là elle pouvait vraiment choisir ses interlocuteurs, en choisissant un thème, sur un réseau adapté, et en sélectionnant les gens et les discussions qui lui paraissaient intéressants.

Si vous voulez participer à un forum sur la physique quantique ou sur des sujets comme ça, vous pouvez le faire, alors que dans le bistrot du coin ça va être beaucoup plus difficile. Le niveau de discussion ne sera pas le même et finalement vous choisirez plutôt moins les gens que sur Internet. Il peut y avoir en ce sens j’imagine, un bon usage social des réseaux sociaux.

Du bout des doigts, vérifier qu’on n’est pas seul pour se rassurer

Mais ce qu'on voit au quotidien ça n'est la plupart du temps pas ça, ce qu'on voit ce sont des gens qui sont sur Facebook, sur ce genre de réseaux sociaux, qui ont 200, 400, 600 amis et qui passent leur temps presqu’à se toucher d'une manière très superficielle juste pour vérifier qu'ils ne sont pas seuls, que les gens sont d'accord.
Il y a une espèce de rassurement par le contact qui n'implique pas une réflexion commune un vrai échange, une vraie discussion…

CC

Pas d’altérité, pas d'échange ?

MV

Oui, voilà on se rassure par ce que les autres pensent comme vous, c'est même frappant.

CC

C’est en cela que je dis que c'est un peu régressif, non ?

Faire le vide


MV

Alors c'est régressif mais là aussi il ne faut pas en déduire que la société régresse, il ne faut pas déduire que régresser est forcément pathologique, on régresse tous à certains moments.

Traditionnellement ce genre de rassurement dans des activités un peu vides, ça pouvait être rempli par le bistrot.

L'image classique c'est l'ouvrier qui avait bossé ses huit heures qui allait rentrer chez lui, qui allait passer d'un monde de contraintes dures à un autre monde de contraintes dures, entre l'usine et la famille et entre les deux il s'arrête pour boire un pot, déconner avec les potes, faire le vide. Il ne faut pas dans ce cas‐là que ce soit une activité compliquée, il faut que ce soit décontractant, léger. Pour un certain nombre de gens ce moment de parenthèse prend trop de place, ça devient des piliers de comptoir, des alcooliques, ceux qui ne font plus que ça.

Donc on peut penser que pour les médias, y compris Internet, ça peut être la même chose. La télévision par exemple est utilisée de différentes façons : Si l’on cherche ce qu'il y a d'intéressant, ce qui est le plus profond, ce qui va vous faire réfléchir, on regarde ARTE, avec des documentaires, des films de qualité, mais ce n’est pas ce que font la plupart les gens. Quand ils rentrent chez eux ils mettent la une, où l’on voit le plus souvent les mêmes émissions de divertissement prévisible, mille fois vues, mais c’est justement cette familiarité reposante qui est recherchée.

Ça fait le vide, ça permet de se décontracter, au moins on ne se prend pas la tête.

La politesse d’être absent dans le RER


CC

Comme le jeu Candy Crush ?

MV

Voilà, comme ces genres de jeux qui permettent de faire le vide, comme Tetris. C’est intéressant quand on apprend la règle du jeu, on imagine qu’il s’agit de jeux de réflexion, et puis progressivement ça devient un jeu reflexe, on fait toujours  les mêmes choses, les mêmes actions et là c’est une manière de faire le vide c'est une manière hypnotique de se vider la tête ce qui est très utile à certains moments, c'est très utile par exemple dans les transports.

Il faut voir le nombre de gens qui jouent à Candy Crush dans le RER !

Cette politesse du RER, c'est formidable ça permet d’être absent.

Aux heures de pointe on est tassés les uns contre les autres, on est mal à l’aise. Si on se met à se regarder, à se sentir, à se toucher, c’est très pénible.

Une manière de supporter ce côté pénible c'est d'être absent de montrer qu’on n’est pas là, c'est une politesse.

’est une politesse de s'absenter je trouve ça bien que les gens jouent à Candy Crush (…), ils montrent tous qu'ils ne sont pas là, donc on peut les toucher, on peut être proches sans que cela implique une agressivité, de la drague, des choses comme ça.

CC

C'est une protection en fait ?

MV

Oui oui


CC

Mais justement le fait que certaines personnes restent connectées en permanence comme dirait une sociologue Turckle « être seul ensemble »

MV

Oui alors c'est le problème, alors est‐ce que chez certains… (Le téléphone sonne à nouveau)

Champ d’expérimentation

MV

(…)Est‐ce que chez certains ça ne va pas tenir lieu d’une socialisation plus authentique, plus réelle ?

C'est ce qu'on voit chez nos jeunes qui jouent trop aux jeux en réseau, la plupart du temps ce sont des jeunes timides, introvertis qui ont très peur de se lancer dans la vie, qui ont peur d'arriver à l'université, de chercher une filière ou de chercher un travail, qui ont peur de se lancer, d'avoir des relations amoureuses.

Ils évitent la vraie incertitude de l'existence : ils se rassurent en étant dans le monde prévisible et juste du jeu.

Donc, oui il y a ce risque là, mais c'est le risque, on pourrait dire de surinvestir une fonction qui est positive dans le jeu. Par exemple un adolescent normal va beaucoup bénéficier des jeux de rôles parce qu'il va pouvoir expérimenter des rapports de séduction, de violences, de domination, par avatar interposé sans qu'il soit jugé sur son apparence, c'est un champ d'expérimentation assez formidable.

Mais il y en a pour qui, au lieu d'être un moyen d'apprivoiser ce genre de relation et de passer des étapes dans la vraie vie, ça va en tenir lieu pourrait‐on dire. Il y en a quelques‐uns qui vont aussi rester bloqués, mais ils sont très peu nombreux. On a vraiment très peu de cas et donc ce n'est pas un phénomène de société massif.


CC

Pour vous ce n'est pas un phénomène de masse  ?

MV

Non

Ça reste marginal et on peut penser que c'est normal pour la plupart des activités il y a des boulimiques avec la nourriture, il y a des alcooliques avec l'alcool etc. et à chaque fois c'est un petit pourcentage des utilisateurs qui est concerné.

Les autres réalisent assez vite que c'est en train de leur dévorer la vie, que c'est en train de se développer au détriment d'autres relations affectives sociales, ils arrivent à se reprendre et à gérer les choses.

Loin de l'addiction


MV

Dans la plupart des cas on est loin d'une addiction, mais dans quelques cas il y a une vraie addiction : Ce sont ceux qui me disent « je n'arrive pas à arrêter ça me bousille la vie j'ai loupé mes études j'ai perdu mes amis ma copine est partie » etcetera. Ça existe, mais ils sont vraiment très peu nombreux.

CC

(…) Six minutes est le temps moyen maximal que les utilisateurs peuvent passer à distance de leurs portables, seulement six minutes.
Et on le vérifie 150 fois par jour en moyenne…

Avec le portable, on est de garde en permanence 

MV 

Oui, ça doit être mon cas à peu près, là vous êtes à Marmottan donc si je laisse mon téléphone à distance six minutes il est volé (rires) donc il ne  faut pas le laisser six minutes, d'autre part c'est vrai qu'il y ait ce côté très aliénant qu'on puisse être joignable qu'on est de garde on pourrait dire en permanence.

Oui c'est une forme de lien très fort très contraignant mais en même temps, c'est un atout formidable, comment on faisait avant quand on tombait en panne de voiture en pleine cambrousse ? Comment on faisait si on se cassait une jambe en montagne ? Maintenant c'est facile on appelle les secours, ils sont là.


CC 

Oui c'est très paradoxal, c'est à la fois un enfermement et une ouverture pourquoi ?

Nous sommes devant des pharmakons

MV

Oui, on est devant des « pharmaka », le pluriel de pharmakon, comme disent les philosophes depuis Platon, ce sont des objets à double face, à la fois des médicaments et des poisons.


 CC

85 % des gens portent leur téléphone en permanence sur eux et 21 % de l'éteignent jamais.

MV

C'est fait pour ça. Pour qu'on soit joignable en permanence, qu'on puisse appeler n'importe quand. On dort tranquille par ce qu’on sait quand on a des gamins jeunes ado par exemple qui sortent le soir, on peut s'endormir tranquille par ce qu'on a le téléphone à côté et qu’on sait que s'ils ont un ennui, ils nous appelleront, moi je trouve que c'est bien, c'est plutôt positif.

Le premier pharmakon que décrivait Platon c'était l'écriture, il trouvait que c'était une très mauvaise chose parce que ça mettait les pensées par écrit au lieu de les mettre par la parole et c'est quelque chose qui les figeait, qui n'est pas vivant comme la parole et il avait très peur que ça entraîne chez tout le monde une hypomnesis, c'est‐à‐dire une mauvaise mémoire, qu'au lieu d'avoir les choses en eux, les gens allaient les laisser sur papier et que ça les empêcherait d'avoir les choses en tête. Mais maintenant on pense que l'écriture est plutôt une bonne chose…

Aujourd’hui les jeunes ont tout un savoir à portée de main dans leurs Smartphones Ils vont trouver des réponses à tout, donc s'ils savent bien s'en servir ça va être formidable, c'est une possibilité d'accès à des informations, des documentations, du savoir qui est tout à fait exceptionnelle.

Malheureusement la plupart surfent, restent en surface et passent d'une surface à une autre sans approfondir grand‐chose et c'est là qu’il y a beaucoup d'efforts à faire pour que l'éducation intègre toutes ces dimensions de connaissances dans l'enseignement. Il faudrait commencer par former les enseignants, il faudrait commencer par se former réciproquement, mais je pense qu'on a perdu du temps et qu'il faudrait rattraper ce retard. Toutes les classes devraient être faites avec des iPad avec des téléphones portables avec des Smartphones pour qu'on aide les jeunes à savoir s'en servir et puis on devrait très tôt leur apprendre à décrypter les images les messages, leur apprendre ce que c'est qu’une publicité pour arrêter de les faire se traiter comme des pigeons qui vont se faire plumer.

(…)


CC

Quand on voit l’engouement pour les réseaux sociaux, on pourrait se demander si les gens n’ont pas plus besoin de faire le vide ?
Est‐ce que ce ne serait  pas  un  phénomène ?

La mode de "faire le vide"

MV

C'est probable que dans un contexte d’hyper activité au moins apparente, de lien ou d’illusion de lien permanent, faire le vide ça va devenir à la mode, qu’il s’agisse de répéter une activité simple ou de se livrer à la méditation.

MV

On arrive très bien à être, je suppose sur Facebook, YouTube, tout ça et puis ne penser à rien, à rien du tout.

C'est très facile car en général c'est très superficiel, c'est tellement superficiel qu'on peut très bien ne penser à rien.

Dans la presse quand il y a des discussions de lecteurs après un article politique ou sur un thème de société le niveau apparaît le plus souvent profondément navrant… même sur les journaux sérieux les commentaires des lecteurs sont dramatiquement épidermiques. Si on apprend l’arrestation d’un pédophile les premières réactions vont être du genre « je ne suis pas pour mais là je crois qu'il faut qu'on rétablisse la peine de mort ».

On peut voir là des réactions de premier niveau, sans réflexion sans travail, où l’émotion s’exprime et se partage.


CC

Il y aurait une sorte d’effet miroir ?

Se rassurer, on est comme les autres 

MV

Oui on se rassure, on est comme les autres finalement, donc on n’est pas tout seul, donc c'est rassurant, mais c'est vide.

CC

J'ai l'impression que les gens ont besoin d'être ensemble ?

Ils sont seuls ensemble mais ils ont besoin d'être reliés et de redire la même chose tout le temps ?

MV

Oui, c'est comme les ados qui rentrent et qui vont regarder leurs SMS, quel SMS ils regardent ? Ceux des trois ou quatre copains qu'ils viennent de quitter dans la cour de récré, à qui ils n’ont pas grand-chose à dire, mais c'est juste pour vérifier qu'on fait bien partie du même monde, qu’on est bien d'accord…

MV

Il n’y a pas de réflexion.

C'est comme quand on se touche pour vérifier qu’on n’est pas tout seul.

Les textos ont beaucoup cette fonction‐là.

CC

Ça me fait penser au « fort‐da » de Freud, le jeu de la bobine.

MV

Rire oui c'est ça

CC 

On va interroger le lien en fait ?

MV

Oui c'est quelque chose comme ça, comme si c'était une ficelle virtuelle on vérifie que même si les gens ne sont pas là, ils sont quand même là.

Alors le Ford‐da, c’est quand même à quelques mois chez les petits, et ça précède un peu le langage mais c'est censé amener à une étape ultérieure, à la symbolisation, au fait que même quand quelqu'un est absent on peut penser à lui, on peut l'attendre, on peut intérieurement penser à ce qu'on va lui dire, imaginer ce qu'il fait et on peut espérer qu'avec ces outils on dépassera ce stade du simple contact superficiel.


CC

Ça me fait penser à quelque chose de très archaïque

MV

Oui oui bien sûr mais on a tous, tous les jours tout le temps, des fonctionnements archaïques.

CC

Mais pourquoi il semblerait qu'ils soient plus présents maintenant ?

La décomplexion

MV

Non ce sont les outils, ils sont nouveaux donc on les utilise et peut‐être qu'il y a une certaine décomplexion, dans le fait de se laisser aller à des conduites qui paraîtraient autrement régressives mais on le fait tous à des tas de moments.

Le paradigme / Paris ‐ Dakar

Je me souviens qu’en 1991 on avait fait une étude des discours sur la relation au risque en comparant des anorexiques, des joueurs, des toxicomanes et des gens normaux.

Mais comme « gens normaux » nous avions interviewés des motards de raid, qui avaient été interviewés en plein Paris‐Dakar (rires)

Et les psychanalystes qui étudiaient les entretiens trouvaient que c'était ce groupe‐là qui était le groupe le plus régressif, le plus archaïque, le plus pathologique, parce que vraiment ils n'avaient pas d'accès à l'inconscient, n'avaient pas d'Insight. Ils avaient un discours purement opératoire, factuel. Mais évidemment ils étaient en plein rallye et ce à quoi ils pensaient, c'était leur pignon, leurs chaînes, (Rire) le nombre de kilomètres, le plan. Et si on leur posait une question sur le sens de la vie il n'avait aucune idée là dessus… (Rire) leur but, c'était d'arriver le plus loin possible, et s’ils faisaient le vide, ils étaient là pour ça, d’une certaine manière quand on est en vacances, le mot dit bien ce qu'il veut dire c’est faire le vide. (…)


CC

Pour vous ce sont surtout les outils qui évoluent…

MV

Ça met en évidence quantité de choses qui existent déjà mais qui étaient moins évidentes. Le fait que notre identité est moins certaine que ce qu'elle a l'air d'être, le fait qu'on peut avoir plusieurs personnages entre les différents moments de la journée, le fait qu’on n’est pas transparent au regard des autres même si on fait semblant de l’être.

Tout ça apparaît très très évident avec les avatars, les sites de rencontres avec toutes ces choses‐là, mais ça existait déjà d'une autre manière, je ne crois pas que ça ébranle l'identité parce que l'identité ne se portait déjà pas très bien avant, sans doute...


CC

Je pense aux produits de substitution à la consommation de drogue, est‐ce que l'objet ne serait pas substitutif de la relation ?

Le réseau social qui sauve 

MV

Alors oui et non parce qu'il y a aussi des vraies relations qui vont être permises, ou encouragées par ces technologies.

Quand on vit au Nord du Québec dans un petit village isolé c'est vachement bien d’avoir Internet, on a des vraies relations avec des gens de sa famille qui sont à 800 bornes au sud... On va discuter avec son gamin qui est en stage à Shanghai ou à Tokyo, ça a des côtés positifs,

J’ai un patient très particulier, qui a vécu des années en ne communiquant pratiquement avec le monde extérieur que par Internet, mais il était malade. Il a failli mourir complètement isolé, ne pouvant pas sortir. Durant longtemps Il n'a pas eu d’autres relations, ça lui a probablement sauvé la vie.

CC

De pouvoir rester en lien finalement ?

MV

Oui, et puis échanger, trouver des forums de malades, des forums de discussion sur les médicaments…

😯C'est le meilleur, et le pire c'est par exemple qu'un cannibale a réussi par Internet à trouver quelqu'un qui avait envie d'être mangé (rires).

(Fin de l’entretien d'une durée 40 min, réalisé le 18 juillet 2014 à l'Hôpital de Marmottan, Paris par Corinne Cambournac.)


Ce que je retiendrais de cet entretien avec le Dr Marc Valleur:

Marc Valleur semble interroger nos usages à la lumière d'une pratique quotidienne de soignant. Son discours est assez optimiste, et il n’y a rien de vraiment nouveau.

Pour lui le jeu en ligne est un formidable outil d'évolution mettant en avant à la fois le côté régressif et constructif de chaque individu.

Cela apparaît comme un progrès technique et une nouvelle forme de socialisation, utile notamment pour les adolescents.

La pathologie n'est pas au rendez-vous, et ce n'est pas parce qu'on surinvestit quelque chose,  qu'il y a systématiquement une addiction, ou que ce soit néfaste. Au début on pensait que ça allait devenir un phénomène de masse addictif, mais le jeu en ligne est devenu une industrie culturelle du loisir.
Elle est numéro un dans le monde, ce qui aide à relativiser le côté pathologique.

L'hyper connexion aux medias de communication ne serait qu'une nouvelle forme de communication, de distribuer notre attention autrement.

Nous serions simplement dans une société de distraction attentionnelle ?

Ceci pourrait-il engendrer une diffraction émotionnelle ?

Faire le vide revient souvent.

Ce qui est étonnant c'est que Facebook finalement aurait la même fonction que TF1, permettre encore la distraction.

Comme l'ouvrier qui se rendrait au bistrot, parler de la pluie et du beau temps.

Les outils de médiation à la relation aussi qui changent, les comportements humains resteraient les mêmes.

L'addiction pourrait se manifester aussi bien par la nourriture, il n’y a pas de nouvelles addictions, mais des comportements addictifs, laissant émerger une pathologie sous-jacente.

Ce n’est pas le produit qui fait l’addiction, mais bien la rencontre.

Il faut s'adapter au changement et éduquer les jeunes, leur apprendre à décrypter les manipulations des nouveaux Big Brother, comme Google ou Facebook, qui sont avant tout des marchands de publicité.

Marc Valleur soulève une question très intéressante sur le paradigme (voir entretien) et que finalement la vision de l'observateur est fondamentale dans  l'interprétation qu'on puisse faire d'un phénomène.

Il peut être facile de tomber dans une vision manichéenne, entre Eros et Thanatos, les technophiles et les technophobes, le bon et le mauvais.

Étudier ces phénomènes est complexe.

Il y a autant de point de vue que d'histoires vécues.

« Internet ne rencontre aucun projet socioculturel neuf,  n’est accompagné d’aucun dépassement des projets précédents  et s’insère dans le modèle socio-politique qui gère les contradictions entre libertés individuelles et collectives ; la démocratie.  Il ne créera donc ni nouvelle classe dirigeante,  ni citoyen universel. On va connaître 15 ans de folie Internet, puis, on assistera au grand retour de l’homme ». (Wolton, 1999)